Interview du dessinateur Kiraz (mars 2010)

A l’occasion du travail sur mon mémoire de fin d’études intitulé « Qui fait la mode ? Entre l’influence des consommateurs et le pouvoir des créateurs » (pour lequel j’ai reçu la Mention Bien à l’ICART), j’ai eu l’immense joie de pouvoir m’entretenir avec le talentueux dessinateur Kiraz (Edmond Kirazian, né en 1923), célèbre pour ses sublimes Parisiennes.
C’était en mars 2010 dans son appartement parisien.

 


Séphora Talmud : Comment travaillez-vous ?

Kiraz : Dans le travail que l’on fait, nous, les illustrateurs, le plus grave, c’est qu’on est seul, mais on ne peut pas travailler en équipe. Mes vieux amis, Sempé, Jacques Faizant et Moebius sont tous névrosés !

La peinture, ce n’est pas du coloriage. Ca me prend tellement de temps… Environ deux-trois jours dans la semaine pour un dessin. Je mets des jours à trouver et mettre en place la lumière dans mes œuvres.

 

S.T. : Avez-vous l’angoisse de la page blanche ?

Kiraz : Parfois. Quand je travaillais à Jours de France, qui était un hebdomadaire, le coursier me paniquait ! Il arrivait à 16h et il râlait. Je finissais mon dessin sans avoir une idée, une inspiration.

 

S.T. : Pouvez-vous me raconter les débuts des Parisiennes ?

Kiraz : Je viens d’un pays – l’Egypte – où les femmes sont un peu rondelettes.

J’ai été agréablement surpris à la vue de ces silhouettes parisiennes ! C’étaient des libellules pour moi !

Dès l’âge de 10 ans, je faisais n’importe quoi, des visages patibulaires, des gangsters.

Avant de venir en France, j’ai commencé à gagner ma vie à 17 ans. A 22 ans, j’étais au sommet. Ma mère n’aimait pas du tout ce que je faisais. Je suis entré dans une banque, mais je n’ai pas tenu. J’ai arrêté toutes mes collaborations en Egypte, je suis venu à Paris et j’ai passé un ou deux ans à ne rien faire.

Puis, j’ai eu besoin de gagner ma vie. Au départ, c’était assez embrouillé. A France Dimanche et Ici Paris, il y avait un bonhomme qui me disait « Fais-nous des filles qui sont plus réussies que le reste ». Marcel Dassault du journal Jours de France m’a téléphoné, car il aimait mes dessins. Et puis ça a duré trente ans. 100 000 exemplaires au départ en 1959, 1 millions d’exemplaires à la mort de Dassault. Les fils Dassault ne se sont pas entichés de ça et ont laissé tomber Jours de France.

Le public américain m’intéressait et tout à fait par hasard, la secrétaire de Hugh Hefner de Playboy me dit : « Venez nous voir à Chicago ! » Hefner a fait un contrat et le renouvelle tous les ans.
Du coup, j’ai longtemps travaillé à New York. Les filles new-yorkaises s’habillent bien, mais les Parisiennes ont un truc en plus. Elles font moins d’erreurs.

J’ai beaucoup appris avec les américains, ils aiment les dessins bien faits. Quand j’ai commencé à travailler en 1969 pour Playboy, ils me disaient « More tits! » (« On veut des gros seins ! »). A la finale, ils font des filles avec des seins normaux.

S.T. : Que pensez-vous des magazines féminins actuels ?

Kiraz : Je travaille avec le Vogue nippon. Vogue France, ce qui m’énerve chez eux, c’est qu’il n’y a pas de collaborateur fixe. Une fois, ils ont fait huit pages sur mes personnages. Ils ne m’avaient rien demandé. Mais ils sont super snob. De plus, ils aiment la nouveauté.

Les journaux féminins m’ennuient beaucoup.

Ce qui m’importe, ce sont les photos, que je trouve toujours très bonnes dans les journaux féminins.

La fiction, l’invention, passent au second plan. Maintenant, on veut du vrai. Il n’empêche que mes dessins ont marqué toute une époque.

 

S.T. : A qui sont destinées les Parisiennes ? Elles sont aussi indémodables et intemporelles que déconcertantes dans leurs propos.

Kiraz : A tout le monde. A mon exposition, il y avait tous mes lecteurs. Des dames d’une soixantaine d’années et beaucoup de jeunes sont venus, parce que mes dessins les intéressaient. La réaction des jeunes m’a beaucoup intrigué. Je ne pensais pas que des jeunes filles, comme vous par exemple, puissent encore lire mes albums. Les jeunes filles s’identifient un peu aux Parisiennes, encore de nos jours !

 

S.T. : Les Parisiennes montrent les mirages de la séduction et font des entorses au mariage. Elles élèvent la vie au niveau du désir, au-dessus du ménage.  C’est un luxe que beaucoup de femmes leur envient…

Kiraz : Je suis un peu popu, mais popu dans le bon sens : popu-bourgeois. On m’accuse souvent de snobisme. Mais je veux que le canapé dans l’appartement de la Parisienne soit joli. Ce n’est pas qu’elle est riche, mais j’aime les jolis intérieurs, entre autres.

Ce n’est pas l’habileté dans le dessin qui compte. C’est de parler de choses que les gens ont vu et qu’ils n’ont pas réalisé. L’important, c’est de trouver une situation vraie pour toucher le point sensible. Le public se reconnaît. J’essaie de toucher son point de vérité.

 

S.T. : Pourrait-on définir la philosophie de vie d’une Parisienne de Kiraz ?

Kiraz : Je n’avais pas réalisé la philosophie des dessins que je faisais. Un jour, un écrivain allemand m’a dit « Ce que vous recherchez, c’est l’innocence ». Je n’y avais jamais pensé. Mais dans l’apparence, en tout cas, même des enfants de trois ans ne sont pas innocents, tout comme des femmes de quatre-vingt ans !

 

S.T. : Quel est votre endroit préféré de Paris ?

Kiraz : La terrasse de la Rotonde est mon endroit préféré. La terrasse est dans un coin et quand il fait beau, on voit les gens venir de face. J’ai le temps de les voir traverser. J’adore observer les passants.

 

S.T. : Avez-vous déjà vécu ailleurs que Rive Gauche ?

Kiraz : Non, j’ai toujours vécu Rive Gauche. Je trouve que les quartiers de la Rive Droite sont moins atteints par le modernisme.

S.T. : En 1966, vous créez une ligne de vêtements et de fourrures. En 1996, vous illustrez le Dossier de Presse de Jean-Louis Scherrer pour sa collection Haute Couture. Puis en 1999 pour la collection Carven 2000, Edward Achour intitule sa collection « Les Parisiennes de Kiraz ». Quels sont vos liens avec la Mode ?

Kiraz : Moi, je ne m’inspire pas de la Mode. Les couturiers suivent mes dessins parce que je suis dans la simplicité. Je n’aime pas les excès. Un jour, j’étais chez Lipp à Saint-Germain-des)-Prés, et il y avait Yves Saint Laurent. Nous avons parlé longuement. Mais je ne suis pas la mode. On ne m’invitait pas souvent à des défilés, car je déteste la démarche des mannequins qui défilent. Ce n’est tellement pas naturel que cela me met mal à l’aise.

 

S.T. : Christian Lacroix déclare « Il captait semaine après semaine l’essence de la Mode d’une manière qui était celle d’un couturier » et « Il avait le don de créer LA silhouette avec de l’encre et de la gouache, c’est merveilleux ! ». Auriez-vous pu être styliste ?

Kiraz : J’aimais bien Christian Lacroix. Il paraît qu’il a commencé à faire la mode en partant de mes dessins. J’en suis très honoré. Il a fait faillite ; je trouve ça étonnant pour quelqu’un qui a autant de talent.

Je ne sais pas si le stylisme m’aurait plu toute ma vie. Je préfère faire du dessin et de la peinture.

 

S.T. : Avez-vous des muses ? J’imagine que certaines de vos amies vous ont inspiré…

Kiraz : Les quelques femmes que j’ai connues qui m’ont intéressé, elles sont restées elles-mêmes, elles ne voulaient pas fréquenter un certain milieu. Hugh Hefner m’invite souvent aux parties qu’il fait à New York City. Mais je n’aime pas les femmes peinturlurées. En même temps, je n’y fais pas attention.

J’ai connu des tas de femmes, comme Brigitte Bardot. On m’a dit qu’on retrouvait dans mes dessins une influence de BB. Moi, je ne me suis jamais inspiré d’elle. J’en ai connues beaucoup, mais je reviens à la rue et à l’inconnu. Je vois des minettes par hasard, je fais connaissance, elles viennent ici. C’est le mystère qui m’attire.

S.T. : En parlant de « mystère », vous représentez certains félins avec leurs maitresses. Aimez-vous les chats ?

Kiraz : Oui. Je les préfère tellement aux chiens. Les chats sont tout en profondeur.

 

S.T. : Pourquoi avoir mis Toulouse-Lautrec dans certains de vos dessins ?

Kiraz : Pour les américains, la France, c’est Toulouse-Lautrec. Ce peintre aimait bien les femmes. Comme la nature ne l’avait pas gâté, je l’ai mis dans des situations qu’il aurait pu vivre.

 

S.T. : Vous ridiculisez beaucoup les hommes : ils louchent, sont assez laids…

Kiraz : Les hommes sont destinés à mettre en valeur les filles.

 

S.T. : Vous avez créé un nouveau type : « La Vénus de Kiraz ». Dominique Issermann écrit « On a assisté à un phénomène saisissant : les Parisiennes ont commencé à ressembler aux Parisiennes de Kiraz »…

Kiraz : Les Parisiennes ? C’est un miracle ! Elles naissent comme mes dessins !

 

S.T. : Olivier Rubinstein dit « Plus tard, j’ai su que les femmes de Kiraz n’existaient pas dans le monde réel. » Qu’en pensez-vous ?

Kiraz : Je ne cherche pas spécialement à faire des filles belles, bien habillées. J’aime quand il y a encore une part d’enfance chez la femme. J’aime leur faire des yeux candides et un visage joufflu.

 

S.T. : Que regardez-vous en premier chez une femme ?

Kiraz : (Après, quelques minutes de réflexion) C’est le regard. Ca ne trompe pas.

 

S.T. : Qu’aimez-vous le plus chez une femme ?

Kiraz : Qu’est-ce que j’aime le plus ? Ah. Les femmes professionnellement sexy, une certaine vérité… Ca m’intéresse. Souvent, les femmes ne sont pas ce qu’elles recherchent. Elles veulent atteindre un je-ne-sais-quoi. C’est fascinant.

 

S.T. : « Kiraz a créé un archétype, celui de la consommatrice idéale, après laquelle courent toutes les marques. » dit le publicitaire Olivier Mongeau.

Kiraz : Ce qui est extraordinaire c’est que la campagne Canderel a duré dix ans et que je n’ai pas fait un seul dessin pour eux ! Frédéric Beigbeder et son équipe ont emprunté mes dessins, en ont extrait des jeunes filles et ont ajouté un slogan à leur image de pub.

 

S.T. : Avec Canderel, vous avez d’ailleurs abordé le sujet du poids sans être pesant. Que pensez-vous de la maigreur médiatisée de certains mannequins contemporains ?

Kiraz : Je ne prends pas pour modèles les mannequins. Toutes les femmes m’inspirent. La rue m’inspire. Je m’assois à la terrasse d’un café et un seul petit détail peut attirer mon regard. Une fille bien coiffée, ça passe. S’il y a une mèche à contresens, ça m’éblouit. J’aime bien le désordre dans l’ordre. C’est le naturel qui ressort. Ce qui me fascine le plus, c’est la façon dont les minettes restent à la mode avec peu de moyens !

S.T. : Préférez-vous les ballerines aux talons hauts ?

Kiraz : J’aime bien les ballerines. C’est immortel les ballerines. On a beau faire des chaussures à la mode avec des gros talons… ça me fatigue.

 

S.T. : Vos toiles ont-elles déjà été vendues aux enchères ?

Kiraz : Je ne pense pas. J’ai vendu pas mal d’œuvres. Je n’aime pas les galeries, qui vous prennent la moitié de ce qu’on vous donne… Ce sont les gens qui me téléphonent pour acheter un dessin. Ils viennent chez moi et voient un tableau. Et au lieu de prendre un dessin, ils repartent avec un tableau.

 

S.T. : Avez-vous des conseils à donner aux jeunes femmes d’aujourd’hui ?

Kiraz : Surtout pas de conseils, elles savent mieux que moi. Il faut rester soi-même et ne pas suivre la mode. C’est ça qui est important. J’aime les gens qui ont une certaine richesse. Beaucoup de femmes rêvent de célébrité, de gagner de l’argent, mais à quoi cela sert-il ?

Merci à Roy Arakélian pour la mise en relation.
La dernière rétrospective de l’artiste date de 2008, au Musée Carnavalet, à Paris.